Déjà mis en ligne en Août 2008
Daphnée, après un bref coup d’œil, coutumier aux gens de scène, jeté par un minuscule trou du rideau, recula, satisfaite de ce qu’elle venait de voir. La salle était comble. Le public était là, comme chaque soir… Elle allait pouvoir commencer sa « performance » ainsi que disent les Britanniques, son show ainsi appelé dans le monde du show-biz, mais elle préférait dire son « récital » ! Un tour de chant qu’elle maîtrisait parfaitement depuis le début des six mois que duraient sa tournée. Daphnée savait, d’instinct, que ce serait un « bon cru », car elle avait connu un total succès jusque là…
Quelques journaliste accrédités étaient présents, eux aussi, dans la coulisse. Ils ne la harcelaient pas à la façon de ces paparazzis dont elle avait une sainte horreur. Non, ceux-là étaient dignes de confiance et savaient tenir leur place. Daphnée leur lança un sourire de reconnaissance et de connivence, alors que Vincent, son impresario, venait de la prendre par la taille et l’invita à regagner sa loge. Les maquilleuses l’attendaient pour parfaire son apparence et donner un dernier coup de brosse à ses longs cheveux blonds. La chanteuse ne connaissait pas le trac, si gênant phénomène qui s’empare parfois des artistes, au moment de leur entrée en scène. Non, Daphnée, au faîte de son art, avait oblitéré ce passage délicat, ce moment de doute fatidique. Elle avait acquis, auprès de son public et de son équipe, ses musiciens, son support technique, machinistes, ingénieurs du son ou éclairagistes, sa secrétaire personnelle, ses habilleuses et la théorie des personnes dévouées à ses petits caprices et besoins, elle avait acquis, donc, une assurance tranquille et sereine…
Tout semblait prêt pour le début du récital, à l’heure précise programmée. Elle ne se souvenait plus des essais qui avaient dû être effectués l’après-midi même ! Il est impensable de se produire devant le public dans une telle salle, sans que la « technique » ait fait les mises au point nécessaires « son et éclairage » qui sont les éléments primordiaux de tout cet ensemble extrêmement sophistiqué, si « pointu » ! Le public est souvent peu disposé à pardonner des « bavures » et exige un spectacle de qualité, à la hauteur du prix payé ! Tout devait être parfait, « nominal » comme on dit pour le lancement d’un engin spatial… Et, bien démarrer un concert était capital pour que sa durée et sa qualité soient assurées. Mais Daphnée cessa de penser à cela, en se disant que ces essais avaient finalement dû être faits. La fatigue accumulée par ses déplacements consécutifs, devait commencer à être importante. Vincent, jouant son rôle de mentor, l’obligeait souvent à faire une petite sieste, chaque après-midi précédent un concert. Elle avait dû faire ce somme et on ne l’avait sans doute pas réveillée ? Souvent, une des "filles" du chœur faisait les réglages à sa place. Une fois même, alors que Daphnée était encore jeune, on lui avait proposé d’engager un "double", une chanteuse possédant le même timbre de voix et la même tessiture… Le Grand Public ignore souvent que c’est une pratique courante, surtout lors d’enregistrement en studio… Editer un nouveau disque quand on est en tournée, cela n’est parfois pas aisé, et l’éditeur est obligé d’user de ce genre de subterfuge… !
Le moment tant attendu est arrivé… La salle de spectacle, quelques secondes avant toute éclairée des mille feux des rampes et projecteurs colorés, tombe soudain dans une obscurité quasi-totale… Seul une « poursuite » envoie un cercle de lumière aveuglante et crue sur le rideau de scène. Daphnée, debout dans la coulisse, côté jardin, aperçoit le piano, Son piano sur lequel elle va faire courir ses doigts légers, et le micro, posé juste à côté, dans lequel elle va laisser sa voix, tant chérie de ses admirateurs, lâcher les sons cristallins dont elle a le secret. Elle cherche du regard la petite bouteille d’eau minérale dont elle boit une gorgée, entre chaque titre… La bouteille n’est pas là… Quelque opérateur de plateau va certainement la poser à sa place, avant que ne commence le concert ?!
Une ovation immense éclate dans le public impatient, lorsque la poursuite s’éteint, pour se rallumer aussitôt quand s’ouvre le rideau ! Son faisceau se concentre alors sur l’arrière-scène, et « accroche » une forme sombre, un homme vêtu d’un deux pièces gris, portant un micro-cravate et un brassard noir autour du bras gauche… Daphnée, fébrile et pas du tout mise dans la confidence de cet événement, cherche Vincent d’un regard circulaire autour d’elle. Il n’est pas là !
L’homme avance jusqu’au devant de la scène, il « monte » comme on dit dans le jargon du théâtre, et le public fait silence, le tumulte cessant ainsi qu’il avait commencé… L’homme prend la parole dans le calme presque religieux de la salle :
« Mesdames, Messieurs, permettez-moi, pour vous accueillir, de vous souhaiter la bienvenue en cette soirée de gala un peu spéciale. Ainsi que vous avez pu le constater, l’orchestre est là, la technique est à son poste, et le personnel de salle est à votre disposition pour répondre à vos moindres besoins. Ce soir est un moment très particulier, vous le savez bien. Vous êtes ici parce vous aimez notre précieuse Daphnée ! Vous êtes ici en communion avec elle, pour entendre ses merveilleuse chansons, qui nous enchantent depuis ses débuts, quand nous l’avons découverte, alors qu’elle fredonnait dans les micros des radio-crochets ou des spectacles télévisés qui l’ont projetée, avec votre soutien et votre amour, là où elle est parvenue, au firmament des Etoiles de la Chanson. Ce soir, son orchestre jouera pour nous un exhaustif rappel de son répertoire, hélas sans sa voix féerique et sa divine présence… Daphnée nous a quittés, il y a quelques semaines, à la suite de ce que l’on nomme pudiquement une "longue maladie"… Rendons-lui l’hommage qu’elle mérite… Daphnée, pour nous tous ce soir, tu seras avec nous, ici, derrière ton piano…
Adieu Daphnée. Nous t’aimons… »